16.4.12

Charlatan comme un politicien en mal d'élection


RASPOUTINE — C’EST MOI !
(Kira Sapguir, traduit du russe par TM)
Il arrive qu’on soit envahi par une sorte de fébrilité : on a envie de changer de monde, ou du moins de changer de chapeau, de profession. C’est ainsi qu’un jour je décidai de devenir voyante. Avec une boule de cristal, des cartes, et des châles bariolés. En effet, écrivain et devin — sont deux professions voisines. Elles exigent toutes deux de l’imagination, de l’inventivité, une certaine connaissance de l’âme humaine — toutes deux ont facilement des relents de charlatanisme. D’autant plus que la rumeur confirme les conditions d’existence sans contraintes des marchands de bonheur, qui sont légion en notre siècle éclairé.
Donc, je passai une annonce dans la petite revue « La Magie et nous » :
Chamane féminine, disciple de Raspoutine, célèbre par son expérience parapsychologique dans les cercles occultes de Moscou et St-Pétersbourg. Tire les cartes, lit dans les lignes de la main, le destin dans sa boule de cristal, et guérit les souffrances physiques.
Ma chiromancie fut couronnée de succès. Inattendu, et sans l’avoir lu dans les cartes, je me retrouvais même dans l’annuaire des quatre cents meilleurs oracles d’Europe francophone. Décidément,  écrivain et devin étaient des professions voisines… d’ailleurs j’en ai déjà parlé.
Bientôt le mage Dessoires me passa un coup de fil.

SYNDICAT DES MAGES
« Je m’intéresses à Raspoutine, entendis-je. Serait-il possible de se rencontrer pour en parler ? ». Je frissonnai : mon grossier truc publicitaire ne signifiait en aucune manière que j’en sache plus sur Raspoutine que Dessoires.
Mais j’en savais plus long sur Dessoires que sur Raspoutine. Dans l’annuaire des devins et des voyants, on précisait que ce mage était un véritable sorcier en matière d’autopromotion ! On savait aussi que Dessoires avait un penchant pour les activités sociales : il organisait sans arrêts divers colloques, réunions professionnelles, festivals de devins — il avait même tenté de monter un syndicat… Est-ce qu’on ce rend compte ce qu’il en eut été d’un tel syndicat, si la tentative ne s’était éteinte d’elle-même, victime de son insuccès ?
Alors que faire ? Tout avouer ? J’aurais perdu tout respect de moi-même. Me cacher derrière un rideau de fumée ? C’était une autre façon de cracher le morceau. Pourquoi s’intéressait-il à Raspoutine ? Je n’avais pas besoin de ma boule de cristal pour le deviner. Je fus alors inspirée par la muse — et en deux minutes le scénario était prêt dans mon cerveau.
J’avais tout à coup compris, j’allais participer à un concours de baratineurs et emporter la victoire était une question d’honneur. Réfléchis bien, le mage ! Et moi ? Capable ou non d’écrire un best-seller ?

CAGLIOSTRO RUE DE PONTHIEU
Le cabinet du mage Dessoires était situé rue de Ponthieu, en face du bar « Chez Tania »[1]. À mon coup de sonnette, une physionomie levantine très avenante, couverte jusqu’aux yeux de poils de barbe ondulés, me considéra.
« Bonjour, monsieur Raspoutine ! » J’articulais soigneusement cette phrase préparée à l’avance. Mon hôte fut pris au dépourvu — et je compris que j’avais touché en plein dans le mille du premier coup !
« Comment avez-vous su ? Oui, Raspoutine, c’est moi ! Dans une nouvelle incarnation ! ». Sur ces paroles, Dessoires m’emmena précipitamment dans son cabinet et me fit asseoir sur un fauteuil de cuir noir devant une table basse,  véritablement digne de Cagliostro : une lourde plaque de verre soutenue par des pieds de porcelaine noire : un cône, une pyramide, un cube, une sphère.
« Racontez-moi », dit le mage Dessoires, en tentant un regard hypnotique avec ses yeux ronds.
« C’est une longue histoire », répondis-je énigmatiquement, en observant la pièce autour de moi : les mages se débrouillaient pas mal ! Ordinateur PC dernier modèle, vaste cabinet près des Champs-Élysées !
J’entamais mon récit :
« Je suis originaire de l’Oural, de Tobola, lieu de naissance de Raspoutine. Comme vous le savez, l’Oural regorge de métaux dont les émanations sourdent de la terre… C’est ce qui nous confère le don de clairvoyance. Comme à Delphes où les sybilles donnaient l’oracle, respirant les vapeurs de roches fendues… (Évidemment ce dernier détail était de mon invention ; mais j’eus par la suite l’occasion de voir ces fariboles présentées comme un fait scientifiquement établi dans la revue « La Magie et nous »). « J’ai passé mon enfance en famille à St-Pétersbourg, continuai-je. Ma maman était dame de compagnie au palais de l’empereur… »
« Permettez, permettez… Quel âge avez-vous ?! »
« Devinez ! »
« Vous n’avez pas quatre-vingt-dix- ans, c’est impossible ! »
« Précisément quatre-vingt-dix ! répondis-je d’une voix triomphante. Mais cessez de m’interrompre ! À St-Pétersbourg, à l’âge de sept ans, Raspoutine m’est apparu en rêve. Prie, me dit-il et tous tes désirs seront exaucés. Je me suis mise à prier et mes désirs se réalisèrent. Un jour, il m’accorda la jeunesse éternelle et l’immortalité… »
« Bravo ! » parvint-il à grommeler.


TU SERAS PROPHÉTESSE
Mon récit m’emportait, comme une voile se gonfle de vent. «Quand il apparut Raspoutine déclara : tu seras prophétesse et il m’enseigna l’art des chamans et celui des guérisseurs. Et malgré tout… (je marquai une pause douloureuse), Il aurait mieux fait de ne pas apparaître… »
« Mais pourquoi ? Il a été votre bienfaiteur ! »
« Qu’est-ce ça pouvait bien me faire ! En effet, à la suite de cela, on m’a arraché les trois choses que j’avais de plus chères au monde ! »
Je parlais d’une voix tremblante, j’entrais à fond dans le rôle.
« …Un jour, j’ai cassé le manche du stylo à bille Parker en or de mon père, qui lui était très précieux… »
« Une seconde ! À  cette époque, il n’ y avait pas de stylo à bille ! »
« Cessez de m’interrompre ! Je priai pour que père ne me punisse pas. Et il ne m’a certes pas punie… Parce qu’on l’a arrêté et en envoyé dans un camp pénitentiaire pendant dix ans[2]. Oh, comme j’ai détesté ce scélérat ! Ce Raspoutine ! »
« Pour quelle raison Raspoutine était-il un scélérat ? »
« Parce que… (mon récit s’essoufflait), à chaque fois, Raspoutine… me faisait l’amour ! »
« Quoi ? Ouais, du reste, en cette matière… il était doué ! » remarqua le mage, soudain juvénile.
« C’est écœurant, espèce de soudard ! m’écriai-je, furieuse. Cet homme ! Ce moujik foulant aux pieds ma vertu de jeune fille ! Un jour, continuai-je, je n’ai pas pu le supporter plus avant : je me suis jeté à ses genoux et me suis mis à le supplier de me rendre à la foule ordinaire et de ne plus m’apparaître pour me couvrir de ses dons non désirés. Très bien, m’a répondu Raspoutine. Je vais te laisser en paix. Mais n’oublie pas d’être pieuse. Et voilà qu’il m’est à nouveau apparu ici, à Paris. Tu dois déclarer ma présence au monde, m’a-t-il dit. J’ai passé une annonce et me voici ! »
« Cependant, il aurait fallu un peu creuser vos incarnations passées ! » grommela le mage d’un ton morne de fonctionnaire du bureau du destin.
En guise d’adieu, Dessoires, plutôt un brave type, au fond, me donna les conseils aux débutants dans la profession ; par exemple être modeste dans ses annonces publicitaires, donner la préférence au bouche à oreille. Ne pas passer plus d’une demi heure en consultation et ne pas demander moins de deux cents euros. Nous nous embrassâmes de bon cœur et je quittai le cabinet du mage et de l’enchanteur de la rue de Ponthieu.
En descendant vers le Pont de l’Alma, je commandai un sorbet à la cerise dans un café, heureuse comme je ne l’avais jamais été.
Je revis bientôt mon mage à la télé. Il venait de publier un livre « Raspoutine, c’est moi ! »
« Dans la chaleur de Tunis où j’ai grandi, déclarait Dessoires, plein d’élan, depuis mon enfance je rêvais des steppes enneigées. La Taïga ! Un jour, j’eus la révélation : Je suis Raspoutine ! dans une nouvelle incarnation ! J’ai été une fois invité à déjeuner chez un ami, oligarque russe milliardaire, à Moscou, un de mes intimes. Tout était comme d’habitude, nous mangions, nous buvions, dans une vaisselle d’or et d’argent. Je compris brusquement :ce milliardaire — c’était Nicolas Deux ! Sa fille — la réincarnation d’Alexeïa l’héritière du trône ! Raspoutine, c‘est moi ! répétait Dessoires sur un ton pathologique. Je m’efforce de servir l’humanité sans relâche. Servir le Bien avec un grand B, de façon désintéressée ! »
Je me souvins alors des deux cents euros par demi heure de consultation. Au concours des menteurs, aucune fable d’auteur de best-seller ne pouvait se comparer à un tel sens de la publicité !
Kira Sapguir, avril 2012


[1] Bordel parisien célèbre dont le « personnel » était russe.
[2] C’est un fait authentique de ma biographie. J’ai cassé le stylo Parker de mon père, j’ai prié, il est allé dans un camp et a passé dix ans au cercle polaire, emprisonné comme ennemi du peuple.