10.11.12

Grande défaite

(…) J'avais bien choisi Paris pour y écouler le temps de ma paresse. Paris, c'est la fin de tout, c'est la fin du monde. Place de la Concorde on est si exactement occupé par une sensation exquise que toute la déchéance de ce temps qui éclate un peu plus loin devient définitive. La beauté jusqu'ici connue par les hommes n'est plus qu'un souvenir, la beauté un certain équilibre jeune de toutes les forces de l'homme que les collectionneurs de fragments usés ne peuvent concevoir, ne peuvent rassembler dans leurs pauvres têtes. Dans un silence trop cuisant, tout ce charme de la rue Royale c'est sur une vieille femme l'onde de jeunesse brisée en mille rides dont chacune est cette grande défaite qui corrompt tout jusqu'au fond de notre cœur.

Et quand on s'est promené, au moment de sa jeunesse, dans Paris, les mains nues, il vous reste entre les doigts une limaille subtile de grâce qui fait qu'on ne peut plus les serrer comme un poing barbare et qui fracasse. Cette unique Venise de cinq heures d'hiver sous la pluie, dernier point du monde où l'on crée encore selon le vieux sens divin de la création. On fait encore là quelques tableaux et quelques robes. C'est pourquoi aussi c'est le point de la pire pourriture, de la pire sénilité, de la pire solitude, car, leurrée par ces derniers mouvements d'un art condamné, détournée par une nostalgie trop fine, ici fléchit et flanche la seule énergie que puisse nourrir cette époque : une énergie de destruction. (…)

Drieu La Rochelle, Le jeune Européen, 1927.