24.8.13

Un frisson sacré jamais n'abolira le commerce



LE MARCHÉ TROTTOIR DU MÉMORIAL KARL MARX
(Carl Watson, 1993, tiré de Bricolage Ex Machina)

( traduit de l’anglais par TM)

Nous croyons que la matière est constituée d’énergie sous une forme hautement concentrée, le produit de cette conversion ayant une valeur par conséquent fugace et relative. Nous croyons qu’il faut éprouver pour connaître, qu’on est ce qu’on possède, qu’il faut être à deux pour danser, et qu’on est nulle part aussi bien que chez soi. Chez soi signifiant sa propriété, bien entendu. Prenez le marché trottoir annuel du Mémorial Karl Marx. Non, après tout, c’est lui qui vous prendra. Parce qu’ici, on échange volontairement le Subjectif  contre l’Objectif Argent.
Le prix d’un roman d’occasion, ici, se chiffrera peut-être à cinquante cents. Ceci est déterminé par la distillation de la « Pensée ou Créativité en tant que Somme de Labeur » filtré à travers le directeur littéraire, l’éditeur, et de nombreux tirages pour créer un objet qui stimulera ses cinq propriétaires au cours de sept années, pour finalement échouer à acheter sa contrepartie — un hamburger, les 500 calories très susceptibles de soutenir le vendeur pendant les deux heures d’activité physique modérée par les journées à 25° qui sont la règle à la saison où se tient le marché trottoir.

DIX DOLLARS
Un vase en verre qui coûte quinze dollars tout neuf, se vend ici un dollar environ — une certaine quantité d’énergie potentielle en a été aspirée, se traduisant dans le plaisir éprouvé de ses anciens possesseurs. La mesure du plaisir résiduel, moins les secondes/travail requises pour sa conversion, ne peut facilement rendre une estimation de sa valeur actuelle. Mais c’est devenu un fardeau, et on ne le vend que pour s’en débarrasser.
Une paire de petits haltères coûtait dix dollars. Eux aussi avaient connu plusieurs propriétaires. L’un d’eux avait gagné un concours pour sa loge, un autre battait ses enfants. Un autre encore a laissé la graisse noyer ses muscles tout neufs par indolence. Au bout d’un an, il dépensait plus d’argent pour acquérir des vêtements plus larges. Un jour, il est arrivé en retard à un entretien parce qu’il ne rentrait pas dans l’ascenseur bondé. Le boulot potentiel était perdu.
L’homme qui acheta les haltères pensait que c’était une affaire. Celui qui les vendait était content de ne plus les voir. Elles lui prenaient du temps. Avec les dix dollars, il pouvait acheter dix tickets dans les transports en commun, deux pilules de LSD, ou trois portions de choux farci au restaurant ethnique de son quartier. Le choix de la conversion la plus profitable dépendra du tracé de la structure, de la tension mentale soutenue, de la sévérité des arrière-pensées, et de la ramification mathématique des circonstances que ni l’acheteur, ni le vendeur ne peuvent ni connaître, ni maîtriser, en dehors du domaine très étroit de leur expérience.
L’appât, c’est l’avenir. L’argent c’est la tension future dans une narration dont la création est fonction d’une « mutation », d’objets ou d’énergie parmi les individus, et des cultures entières, des pans d’histoire. Il ne s’agit pas ici de dire qu’on ne peut échapper à la prédestination, mais que la prédestination est si complexe, ses mécanismes sont tellement sophistiqués qu’un souffle d’air en forme de mot peut déterminer sa course. Tout en « déterminant », bien entendu, le mot lui-même est « déterminé ». La causalité comme gestalt est certainement une métaphore en partie. Mais retournons donc à la foire.
Un chapeau feutre se vendit pour soixante-quinze cents. L’acheteur attira l’attention de la femme (ou du moins son image). Un bijou offert fut accidentellement revendu à la personne qui avait fait le cadeau, et une amitié prit fin. Peut-on tirer une équation fondée sur les lois du transfert  d’énergie, rendant compte de l’augmentation de l’entropie à chacune des ventes évoqués plus haut, en termes de résidu ou de graisse ? Peut-on donner l’équivalent monétaire d’une licence de littérature, sociologie, psychologie, histoire de l’art, Jésus-Christologie, Hitlerologie, ou en gestion de vos parents ? 



QUINZE CLIENTS PAR HEURE
Voici un test: Que se passe-t-il quand une automobile achetée six cents dollars s’écrase contre le mur de briques d’un restaurant servant des hamburgers de viande de bœuf de qualité inférieure, achetée en gros au prix de quatre-vingt-dix-sept cents, à une moyenne de quinze clients par heure, fermant ainsi l’établissement pour travaux de réparations pendant huit jours ? Il faut garder à l’esprit que le prix du bœuf est lié à une sécheresse ayant affecté la culture de maïs qui a fait les gros titres lorsqu’on a vendu les surplus du gouvernementà un pays misérable d’Amérique Centrale contrôlé par un régime qui envoie des tonnes de contrebande illégale dans notre pays, celle-ci ayant eu ensuite une puissante influence sur le conducteur de la voiture. Gardez à l’esprit également qu’une petite réunion d’affaires était censée se dérouler deux heures plus tard dans ce restaurant où devait se décider la saisie d’un grand immeuble hypothéqué qui marquait le coin d’une rue. Le retard permit au propriétaire de l’immeuble de rassembler les fonds nécessaires, ce qui enclencha le mariage d’un des locataires de l’immeuble en question, qui gagna une petite fortune en vendant dans le local commercial du rez-de-chaussée des vêtements d’occasions plus cher qu’ils n’avaient coûté neufs, parce qu’avec le passage du temps leur style était revenu à la mode. Il se maria avec la fille du propriétaire d’une chaîne de magasins de chaussures. Par la suite, il la tua, accidentellement à l’en croire, dans un accés apparent de rage contre ses “habitudes dépensières”, en fait une perception exagérée de l’emprunt fait par la femme de cinq dollars ce matin-là pour ce qu’il considérait comme un achat frivole. Elle avait acheté un simple tube de peinture à l’huile, et il est très probable qu’elle serait devenue une artiste confirmée, vendant ses toiles à des galeries prestigieuses. Évidemment, la crise aurait pu être évitée s’il avait été d’accord pour consulter un psychiatre qui lui aurait facturé les séances sur une échelle mobile. Tout cela causa la banqueroute du propriétaire de la chaîne de magasins de chaussures, en raison de l’alcoolisme dans lequel il devait sombrer. Les chaussures rescapées furent vendues dans une boutique de soldes, et une paire d’entre elles étaient aux pieds d’un camarade au marché trottoir du Mémorial Karl Marx.


L’ÉQUATION
À présent, si l’automobile mentionnée plus haut est vendue à un ferrailleur pour quinze dollars, donnez-moi l’équation qui détermine à la fois la perte et le gain d’énergie. Souvenez-vous que cette voiture ne servit qu’un mois à son propriétaire, occupant un espace non négligeable quand il la garait dans un quartier déjà congestionné. Gardez aussi à l’esprit la nature récupérable du métal, comparé à la porcelaine ou au vynil. Souvenez-vous que les six cents dollars de départ qui avaient payé l’automobile avaient été obtenus grâce à la vente de cocaïne et de barbituriques à un homme d’affaires de la classe moyenne dans la banlieue de Oak Park, dont les enfants penchent vers la délinquance, en raison de la crise de la clé de voûte de la famille américaine.
On peut dire qu’une autre structure, plus profonde, l’a remplacé et/ou anéanti. C’est l’architecture qui nous fournit le modèle adéquat. Les grues balancent des poutrelles métalliques dans le ciel, et les étincellent jaillissent tandis que l’Argent sangle la pierre sur l’ossature de métal des gratte-ciels, qu’on a appelé parfois l’équivalent moderne des cathédrales gothiques, dans ce qu’ils manifestent la tonalité de l’époque — la musique comme zeitgeist figé dans le temps.
L’exosquelette du gratte-ciel que nous finissons par intérioriser a été étiqueté “phallique” par la métaphore sexuelle de notre époque. L’Argent forge les maillons des chaînes de la prison du genre sexuel, elle-même un travesti du pouvoir, s’affirmant à son tour par la propagation de l’imagerie — un calcul social et cybernétique de l’imagerie, notre progression de pèlerins vers, ou au contraire loin du canon d’une arme à feu visant la tête d’un banquier inconnu qu’on choisit d’appeler en termes vagues : Eux ou Ils, la Société, Dieu ou la Loi. L’Argent est le grand symbole de l’inconstance et de l’inégalité, la cause du déséquilibre qui crée le mouvement, et si le mouvement c’est la seule vérité — alors l’Argent c’est la Vérité.

L’ARGENT QU’ON MANGE
Il y a l’argent qu’on commande et qu’on mange, et l’Argent qu’on conduit. Il y a l’Argent qu’on peut boire ou dont peut se revêtir — parce que la conformité à la mode fait de l’élégance une devise convertible. À chaque fois, le matériau a été transformé par une certaine quantité de travail, et ce matériau retient cet effort ou ce savoir-faire comme potentiel — l’offre qui précéde potentiellement la demande. Heureusement, le potentiel se décompose en langage par une étrange demie-vie accélérée: il en est ainsi depuis le bavardage des sociétés de troc, jusqu’aux interlangues matérielles de la science hédoniste. L’Argent, comme dit le cliché, a la parole.
Par sa logique et sa grammaire relâchée, l’Argent est le mortier métaphorique des travaux d’entretien sociaux. Il traduit le travail du paysan en travail du médecin, le travail du plombier en celui du directeur des ventes. C’est l’acte de se lâcher dans une communication imaginaire.  Une main lâche de l’Argent tandis que l’autre prend — quelque chose. Ce mouvement peut se comparer à celui du trapéziste laissant échapper un échelon doré pour en rattraper un autre. Le singe se déplace de liane en liane. Entre le macro et le microcosme s’étend ce “champ” transversal, ni gravitationnel, ni électro-magnétique, mais un champ de Fric, sillonné par l’anxiété, où sont gravées les vagues extraverties de la Volonté-de-Changement.

L’ARGENT ET L’HORLOGE DE LA VIE
L’opéra aussi est une forme de l’Argent.  Être là, être vu. L’Argent, tout comme les ressorts qui grincent acapella dans un matelas rembourré, nous divertit dans une nuit chaotique durant une vie entière: créanciers, débiteurs, mendiants, et les négociants qui chantent à notre chevet. Il chantent notre destinée. Parce qu’on dit que l’Argent n’est rien d’autre qu’une destinée déshydratée et sans odeur — la vague/ particule canonique du paradis paradoxal de la destinée, si infime qu’elle voyage à travers des années lumière de tout ce qui compte vraiment, sans être jamais stoppée. Ainsi, la putain Argent et l’amas, l’entassement de population, les foules de l’Argent: les deux tendent vers l’inflation. Les deux opèrent au sein de structures énormes d’information statistiques appelées Quartier Chaud ou Marchés, où l’Argent et l’Horloge de la Vie finissent, dans leur dessein, par converger. À partir de ce Tout Premier Miracle Clérical, tout se met à déchoir.
La vie intérieure cristallisée par les prix en vigueur succombe au pouvoir dissolvant d’un Index des sens mutant,  et le grincement du squelette culturel finit par tomber dans des altérations périodiques devenues nécessités au service des vendeurs. La rangée de soldats, le doux ballet de la guerre, la découverte, la publicité et les histoires d’intérêt général — sont un échappatoire à l’Horloge de l’Argent que nous entendons à mesure que le monde se déroule dans la création et la régulation du temps: le temps des moissons, le temps des semailles; le temps de naître; le temps de mourir; le temps de manger; le temps d’acheter, acheter, acheter — au marché trottoir du Mémorial Karl Marx.


 Carl Watson, auteur de : Hotel des actes irrévocables (Gallimard), Sous l'Empire des oiseaux (Vagabonde), Une Vie Psychosomatique (Vagabonde).