22.9.13

Crime et châtiment

Bataillon disciplinaire : Nous sommes venus pour nous battre.

Le truand Glymov, dans la série штрафбат

         LES LARVES QUI PRÊCHENT
(TRADUIT DU RUSSE PAR TM)
Regardez autour de vous, partout des larves qui prêchent.
Cioran, Histoire et Utopie.
Dans les combats se déroulant sur plusieurs milliers de kilomètres, de la Mer Noire à celle de Barents, des milliers de nos soldats périssaient chaque jour et chaque nuit, le front exigeant un afflux constant de milliers de nouvelles recrues. Les équipes chargées de la mobilisation arpentaient des villages reculés de Sibérie et de l’Extrême-Orient, parcouraient les steppes du Kazakhstan, les hameaux de montagnards de l’Asie Centrale, piégeaient, appelaient aux armes, agitaient et menaient des foules de jeunes gens et d’hommes terrifiés à la guerre. Mais il n’y en avait jamais assez ! Des combats effrayants par leur cruauté ravageaient Stalingrad. Les Russes s’accrochaient, s’enfonçaient sous terre, dans les sous-sols et rôdaient dans les ruines, mais ils n’abandonnaient pas la ville. Si elle tombe, que tout s’écroule ! Qu’elle se consume dans les flammes ! Va te faire foutre, serre les dents — je ne me rendrai pas et c’est tout ! Je crèverai mais j’entraînerai dans l’autre monde une dizaine de Fritz ! Et cet entêtement dur comme une pierre de l’homme russe était bien plus effrayant que n’importe quelle fulgurance d’héroïsme, chargé de l’endurance et de la sérénité des maudits prêts à mourir. En effet, les balles leur traversaient la tête ou le cœur, sans leur laisser le temps d’un signe de croix. Reçois mon âme, Ô Seigneur, et pardonne mes péchés volontaires et involontaires… Les Allemands progressaient vers la Volga dans de nombreux endroits, au prix de pertes énormes,  comme ils n’en avaient jamais subi auparavant, mais l’issue de la bataille restait encore indécise. Les ruines de la ville noircies par l’incendie grouillaient, ouvraient le feu sur l’assaillant, tenaient bon.
La nuit, les remorques tiraient des files de barils de pétrole encordés. Les Allemands faisaient des sorties nocturnes pour les bombarder. Les barils sautaient, crachant des flammes noires incandescentes, illuminant de longs serpents de barils sur les eaux obscures. Les remorques sautaient aussi, ensevelissant les équipages dans les flots glacés de la Volga. Mais le front exigeait impérieusement du carburant. Et on lui en fournissait. Ainsi que des renforts, débarquant sur la rive enflammée toujours de nouveaux soldats…

Le camp de prisonniers était comme de juste entouré d’une enceinte de palissades surmontées de barbelés, et les miradors réglementaires se dressaient dans les coins. Dans la cour centrale des rangs de prisonniers s’alignaient — des vestes élimées, des galoches déchirées, rafistolées avec de la toile de bâche ou de la toile à sac enroulée sur la jambe.
Devant les prisonniers la direction du camp piétinait, accompagnée de chefs venus du centre. L’un d’eux, de haute taille, chaussé de bottes étincelantes, vêtu d’une longue capote à épaulettes framboise ornées de quatre galons, criait presque afin d’être entendu :
—Écoutez-moi, prisonniers ! La patrie est en danger ! Les nazis rêvent de nous vaincre et lancent toujours de nouvelles troupes sur le front ! Le Parti !… Le pouvoir soviétique !… Vous accordent une confiance inouïe ! On vous fournit la possibilité de racheter vos crimes au prix du sang ! Les volontaires pour le front, trois pas en avant !
La pause qui suivit parut s’éterniser. Puis un frisson agita les rangs, et les détenus s’avancèrent l’un après l’autre. Pas tous, oh non, pas tous ! Plus de la moitié restèrent immobiles, échangeant des répliques à voix basse :
—Sa chansonnette, il peut se la mettre quelque part ! On t’envoie en première ligne, et tu survis jusqu’au premier accrochage…
—Les cocos savent plus quoi faire. Les Allemands se pointent et ils peuvent pas les arrêter.
—Qu’est-ce que c’est que cette salade ? Ils ont plus de soldats, qu’ils envoient les taulards au front ?
—On dirait que les Allemands leur donnent du fil à retordre…
—Que les feux de l’enfer me crâment avant que j’aille me battre pour ces salopards… Ils peuvent toujours espérer.
—Boucle-là. Laisse nous écouter.
—Pas question d’écouter, je les vois déjà dans leur tombe, en cercueil de chêne.
—Les Allemands leur foutent le feu au train, ils vont reculer jusqu’à l’Oural.
—Et on se battra comment ? Encadrés par les matons ?
—Aha ! Tu te bats, et t’as deux matons communistes armés de mitraillettes sur les endosses…
On entendit un rire étouffé.
—Et alors les gars, les Allemands liquideront les kholkozes s’ils gagnent la guerre !
—Ils nous liquideront en même temps…
—Me dis pas qu’il faudra encore travailler la terre pour quelqu’un ?
—Regarde, les politiques se sont tous avancés comme un seul homme, putain de leur mère à ces moutons, des enthousiastes !
Les chefs du camp et du centre  passaient lentement en revue les volontaires, et le grand type aux quatre galons annonça d’une voix puissante :
—Ceux qui se sont portés volontaires pour le front pour déserter se condamnent à mort ! Ils seront fusillés sur le champ ! Rappelez-vous mes paroles ! On ne vous le répétera pas !
Le commandant du camp s’arrêta devant un type trapu d’une quarantaine d’années au lourd visage et aux yeux gris comme un loup :
—Tu es un truand du milieu, Glymov ? Tu as refusé de travailler dans le camp, et tu es volontaire pour le front ?
—J’en ai marre de traîner dans les baraquements, chef, j’ai envie de me battre un petit peu, répondit Glymov, avec un sourire laconique.
         —Tu ne te battras pas « un petit peu » Glymov, tu vas te battre à fond, là-bas, dit le commandant du camp en fronçant le sourcil.
         —On fera ce qu’il faut, si c’est nécessaire, chef, dit Glymov en souriant à nouveau.
         —Ce sera nécessaire, je te le garantis, répliqua le commandant du camp en fronçant le sourcil de plus belle.
         —Oh, vous savez, chef, pour nous les Slaves, ça ne change pas grand chose, se battre ou dormir… Il vaut mieux dormir, bien sûr, ça soulève moins de poussière, dit le truand Glymov en souriant pour la troisième fois.
         
ÉDOUARD VOLODARSKI, ШТРАФБАТ (BATAILLON DISCIPLINAIRE, ROMAN) VAGRIOUS, MOSCOU, 2004.