6.12.13

La culture a horreur du vide

CIEL DE GUERRE SUR LA BOHÈME ÉPIDERMIQUE
249 pages, 19€


« Il fit dans sa tête la revue de ses amis et décida que, désormais, il n’aimerait et ne haïrait qu’à mort. Avant, il avait accepté qu’on s’arrange.
Il décida de bannir de ses habitudes toutes les qualités mineures(…).
Sa passion pour les narcotiques et l’alcool devait être renforcée. L’opium : excellent. Le feu : excellent. Voilà ce qu’il lui fallait ».
Hugo Ball, Flametti ou Du dandysme des pauvres, éditions Vagabonde, traduit de l’allemand par Pierre Galissaires.


 La proximité qu’on croit ressentir avec des esprits vieux d’un siècle est-elle suspecte ?… Sans doute. Mais si l’héritage s’est perpétué à travers tant de lignées controversées digérées une à une par le Grand Objet Extérieur décervelant de la culture grand public — pourtant toujours en retard d’une métamorphose, d’une extravagance, d’une mutation irréductible ?… À balancer par-dessus bord dès que les transgressions d’hier sont devenues les conventions d’aujourd’hui, pour ne garder que l’étincelle à défaut de la flamme ?
Hugo Ball (1886-1927) à la cigarette

L’éditeur, critique, grand voyageur et très cher ami Benoît Laudier, l’homme (avec quelques autres) des éditions Vagabonde, m’a joué un bien sale tour : bombardant dans ma boîte aux lettres le Flametti de Hugo Ball qu’il vient de publier, il savait bien qu’il semait la panique dans mes affaires courantes — multiples travaux de traduction et autres déjà en retard, garde-robe en déliquescence chronique, kafkaïenne paperasse accumulée dans mes duels par correspondance avec trois ou quatre administrations, réapprovisionnement urgent d’une armoire à alcools souffrant d’une endémique rupture de stock. Ce n’était pas un service à me rendre. Ce ne sont pas des choses à faire. Je le retiens, celui-là, encore.
En effet, Hugo Ball est un de mes maîtres à penser, inventeur de Dada, et mari d’une danseuse, la belle Emma Hennings, comme notre cher Essenine le fut quelque temps de la sublime Isadora Duncan. Benoît Laudier est parfaitement au courant, depuis le temps qu’on se connaît. Il y a donc circonstance aggravante, crime prémédité. Benoît Laudier, avec tout le respect que je lui dois en tant qu’éditeur émérite — notamment du chef-d’œuvre de mon ami Carl Watson Sous l’Empire des oiseaux —  ne perd rien pour attendre. Le chien de ma chienne sera un pitbull altéré de sang sous méthamphétamine.
Emma Hennings

Dans ce Flametti dévoré en quelques nuits fiévreuses, Hugo Ball parle d’art tel qu’il se fait au jour le jour, fleur épanouie au milieu des contingences. Flametti, géant tantôt débonnaire, tantôt furibond, nourrit tant bien que mal sa troupe de saltimbanques — un couple de yodeleurs spécialistes de la tyrolienne, un travesti-contorsionniste roi de l’évasion, un harem de soubrettes, un mélancolique pianiste,  une épouse voluptueuse mais très portée sur le tiroir-caisse qu’elle tient elle-même, etc — grâce à la pêche à la ligne où il excelle, et d’autres moyens plus louches, dans le Zurich de la Grande Guerre (où vivait Lénine, tandis que Gorki se dorait la pilule à Capri, tout en essayant de réconcilier le bolchévisme avec la théorie des monades, dans son cercle de moustachus débauchés, en draguant les torrides serveuses italiennes et buvant du vin gorgé de soleil, ce qui enragea le Guide du Prolétariat Mondial en train de se les geler dans les montagnes suisses, au point qu'il écrivit en réponse à Gorki qui l'accusait de compromission avec le pouvoir tsariste, Matérialisme et Empiriocriticisme, le plus indigeste des pensums léninistes, mais c'est une autre, ô combien désopilante, histoire). 
   Notre héros Flametti a fort à faire pour maintenir l’ordre au sein de son équipe. Il a beau les nourrir, leur payer leurs cachets rubis sur ongle, honorer ces dames, et trouver des tauliers accueillants leurs numéros de bateleurs, les rivalités et jalousies vont bon train. Flametti, qui a charge de toutes ces âmes, ne s’embarrasse pas toujours de préjugés moraux-légalistes. Il a un faible pour les soubrettes, qui lui vaudra des ennuis (avec sa femme, mais aussi avec la justice zurichoise et ses pandores), et échappe de justesse au couperet de la loi lorsque son commanditaire Mémhet le Turc est arrêté pour contrebande de cocaïne, haschich, opium — commerce auquel notre géant patron de la troupe souhaitait prendre une part active, et dont il espérait des bénéfices. Flametti, dandy urbain, est le roi des bas-quartiers. Nul ne sait comme lui, convaincre les patrons de caboulets  d’engager sa troupe pour un nouveau spectacle, persuader les poètes de l’écrire, et attirer la foule. Flametti, urbain dandy, c’est au fond un traine-lattes et un naïf, émerveillé par le pavé du quartier zurichois Pré-au-Renard :
« Oui on avait le choix ! Oui on en avait pour son argent ! Et le véritable dandy, celui qui comprenait quelque chose au monde, décidait de n’entrer nulle part, mais de jouir platoniquement de la chose, comme d’un spectacle en quelque sorte, comme d’une consonance, avec l’intelligence supérieure de celui que la réalité comme pure et simple contradiction ne peut plus décevoir.
Mais le Pré-au-Renard n’y était pas encore allé de sa dernière séduction : l’authenticité au milieu d’un monde de l’apparence ; la merveille résultant de perversités inouïes. Mais de qui pouvait-on attendre un tel tour de force, sinon de Flametti ? ».

Les mésaventures et flamboyants succès de la troupe de Flametti doivent beaucoup, on s’en doute, aux péripéties du Cabaret Voltaire, microcosme où s’inventa l’art moderne né de Dada, à force de pitreries, à l’aube du vingtième siècle. De même la malédiction finale de Flametti préfigure le décès prématuré d’Hugo Ball, âgé d’une quarantaine d’années, en 1927. Ici, le lecteur pardonnera à son humble serviteur de se citer lui-même (Des Chansons pour les sirènes) :
« Mais l’Histoire n’est rien qu’un éternel choc de paradoxes. Dada avait produit l’anticulture (et l’antipoésie) en broyant les vieux langages artistiques pour les fondre dans la bande-son heavy-metal de la Grande Guerre, syncopés d’incantations lancinantes d’Afrique Noire ».
En effet, la guerre environnante, celle dont on inaugure ces temps-ci, à grands renforts de complaisance, le centième anniversaire, pèse sur ce paysage de bohème (une guerre en elle-même, comme le savent tous les artistes authentiques) protégé par la Suisse. Flametti ou Du dandysme des pauvres, est une lecture à recommander en des temps serviles où le non-conformisme officiel n’est que le pendant de la plus plate réaction de toujours (encore vivace, côté pile de l’idiotie).
Enfin, on ne pourra résister à citer une phrase de La Fuite hors du temps, journal 1910-1921 d’Hugo Ball (éditions du Rocher), fondatrice de n’importe quelle, selon nous, expression réellement artistique :
« Tout art véritablement vivant sera irrationnel, primitif et complexe. Il utilisera un langage secret et léguera non pas des documents édifiants, mais des documents paradoxaux ». Novembre 1915.
Combien d’esclaves présents de l’encadrement culturel, et de confortables révoltés à prébende contemporains, condamne-t-elle à l’insignifiance éternelle.

TM, décembre 2013.