19.9.14

Les villes quittées


Crépuscule à Pantin, canal de l'Ourcq, Photo S. Loquet
Loose ends, things unrelated, shifts, nightmare journeys, cities arrived at and left, meetings, desertions, betrayals, all manner of union, adulteries, triumphs, defeats… These are the facts.(1)
ALEXANDER TROCCHI, Cain's Book.

LES CHANTS MAGNÉTIQUES
Si on prenait la vie à la Philippe Soupault : très au sérieux sans éluder un certain humour objectif, par superstition d’ailleurs… Et qu’on jette des noms de villes dans un chapeau, pour savoir la suivante où échouer, de préférence un port — il est temps, nos «  années peu nombreuses » si lointaines, nos errances à la fin si prochaine, saturées autrefois de frénésies urbaines — sans oublier les caractéristiques de celles qu’on a approché, caressé, savouré, haï et adoré, quitté, retrouvé, répudié, mais dont le parfum colle à la peau — New York  près de l’océan dans ses miasmes, l’East End de Londres sentait le goudron et la bière, Moscou était une banlieue surpeuplée, Kiev était surgelé en hiver, surchauffé en été, sans fleur et sans manière, sans flamme et sans allié, Odessa, Odessa, Odessa, c’était comme Ava Garner, Odessa c’était la plus belle du monde, que même sa chute de reins incitait au baisemain, pétrifié qu’on était par son chien d’enfer et sa grâce de Madone, au bord d’une mer fermée qu’elle contemplait de haut, garce et impériale, farce et impérieuse… Berlin était sinistre et Paris… tout le charme de ses 50 villages figé dans un lifting de mort-mégapole… Bruxelles et ses parures désuètes, mal dégrossies, rongée par une Europe cancer, ville dans la ville, vrille dans la vie, toujours moins elle-même, toujours moins elle m’aime…
Alors, peut-être se résoudre aux provinces, pourvu qu’un ciel déchiré les couronne dix fois par jour, sur les industries des hommes, malpropres et corrosives, au plus près des mers du Nord, dans l’infinie déchéance de ce temps, aux couchants imprévisibles, « fins de saison aux splendeurs énervantes ».
Un nom sort du chapeau, le cadavre est exquis : personne (et vous non plus, mais qu’avez-vous compris, sous le soleil ?…), jamais, ne comprendra ce que, Bon Dieu, vous pouvez bien foutre là. La boucle est bouclée, l’énigme est parfaite. Le hasard est aboli, au profit de l’indétermination des âmes en déshérence. Que celui qui ne s’est jamais paumé jette la première grenade dans l’abri provisoire — à fragmentation. Nous saurons lui répondre.

TM, septembre 2014.
(1) "Frontières indécises, phénomènes sans rapports, mutations, voyages cauchemardesques, villes visitées et quittées, retrouvailles, désertions, trahisons, toutes sortes d'unions, d'adultères, de triomphes, de défaites… Ce sont les faits".
Alexander Trocchi, Le livre de Caïn.