12.11.14

L'homme qui introduisit le terme "Désinformation" dans la langue française


            Au Salon du Livre Russe, qui se tenait ce week-end à l’Espace des Blancs Manteaux, nous eûmes la bonne surprise de voir le livre de Kira Sapguir « Paris, un monde à part et merveilleux » (Париж мир чудесный и особый ) éditions Rosstok. En parcourant l’ouvrage, on tombe sur la nécro de Vladimir Volkoff, auteur respectable à notre avis — et ce, depuis les jours d’enfance où l’on dévorait la série des Langelot en Bibliothèque Verte, que Volkoff écrivait sous le pseudonyme « Lieutenant X », auteur jeunesse avant la lettre.
            Quelle surprise et quel bonheur de constater qu’il avait avec le roman d’espionnage dans lequel on le classait, à peu près les mêmes relations qu’un certain TM avec le polar, cette église de «  l’enquêtisme » focalisée sur la vie de la police et des détectives, à la recherche d’une justification aussi judiciaire que « justicière» à sa bonne conscience de bénitier. Et c’est grâce au regard singulier de Kira Sapguir qu’on l’apprenait !…


VLADIMIR VOLKOFF, ARISTOCRATE RUSSE — CLASSIQUE FRANÇAIS.
         Par Kira Sapguir
         (Traduit par TM)

         « Il faut être privé de sa terre natale, pour l’aimer d’un amour extra-terrestre. Et, dans un amour extra-terrestre infini, il y a une source de force infinie… »
Dimitri Merejkovski

         « J’ai un pays natal, mais ma patrie d’origine est ailleurs ».
         Vladimir Volkoff

         Le 14 septembre 2005 Vladimir Volkoff est décédé dans le Périgord, écrivain de langue française, et Russe par l’esprit. Vladimir Volkoff, émigrant de Russie Blanche deuxième génération était d’une famille aristocratique. Il comptait V.I. Tchaïkovski au nombre de ses grands-oncles. Parmi ses ancêtres figure également le célèbre marchand moscovite Porokhovchtchikov. Le grand-père de Volkoff avait combattu dans les rangs des armées blanches sous les ordres de l’amiral Koltchak, avant de mourir  au cours des années effrayantes du malheur et de la misère russe. Vladimir Volkoff, combattit lui aussi, comme son grand-père, servant dans les rangs du contre-espionnage français pendant la Guerre d’Algérie (1957-1962). Après l’armée, Volkoff obtint un doctorat de philosophie à l’université de Liège (mémoire sur l’esthétique), et fut licencié de philologie. Dans les années 1960, il enseigna pendant onze ans les littératures russe et française aux États-Unis.
         Vladimir Volkoff est l’auteur de 50 livres. Ses deux romans les plus connus en France sont Le Montage et Le Retournement (« Un Thriller métaphysique sur la conversion religieuse d’un officier du KGB », selon l’auteur), nous relèverons également des ouvrages plus tardifs, tels que L’Enlèvement (sur la guerre de Bosnie), Le Complot (Sur l’Amérique, la Russie et les évènements de Tchétchénie).  Il était lauréat du Grand Prix de l’Académie Française.
         « Personne ne distingue l’électron, même à travers le microscope le plus puissant. Mais on peut suivre sa trace, et c’est ainsi qu’on doit concevoir l’activité des services de renseignement, l’action d’agents d’influence secrets sur un territoire étranger », disait Vladimir Nicolaïevitch Volkoff, en me parlant du roman intitulé Le Montage, un terme spécifique en français.

         Volkoff écrivait en français.
         En moi dialoguent deux civilisations, et je dialogue avec moi-même depuis ma naissance, disait l’écrivain,  J’ai un pays natal, et une patrie d’origine, ailleurs.
         Cet homme au regard vif, qui avait toujours conservé la prestance et le maintien de l’escrimeur, la gestuelle élégante — était un véritable aristocrate, tant par le sang que par l’esprit. Cette aristocratie instinctive, pour laquelle Le Figaro le trouvait presque « vieux jeu », traverse sa création grâce à un style cristallin.
         C’est précisément dans cette langue française d’une pureté cristalline que sont écrits les deux principaux romans de Volkoff, Le Montage,  cité plus haut (Juliard/ L’Âge d’Homme, 1982), pour lequel il fut couronné du grand prix de l’Académie Française, et Le Retournement, sur lequel l’éditeur Bernard de Fallois devait dire : « Ce roman entretient les mêmes rapports avec le genre de l’espionnage que Crime et Châtiment avec le genre policier ».
—Je n’écris pas des romans d’espionnage, poursuivait Volkoff , mais des romans métaphysiques sur l’espionnage. Celui-ci est pour moi un moyen très intéressant de découvrir le monde. Lorsqu’on regarde les choses de ce point de vue, on s’aperçoit souvent que les gens ne correspondent pas du tout à l’image qu’ils souhaiteraient donner d’eux-mêmes. Tout le monde vit sur un plan différent. Et il me semble que le fondement de la littérature est de dévoiler cette essence secrète, invisible, de la nature, et de l’homme, de la psychologie, de la société, de la religion.
Depuis son service dans les rangs du contre-espionnage, V. Volkoff avait gardé la conviction que les services secrets mènent le monde. Et ses romans d’espionnage historiques font en partie référence à un certain manuel — celui d’une école invisible, dont les figurants apprennent l’art subtil et complexe de mentir et de subvertir…

Du reste, c’est Vladimir Volkoff  en personne qui introduisit le terme soviétique désinformation, dans la langue française…
La désinformation est une matière beaucoup plus complexe qu’une simple information mensongère — mystification simpliste, une grossière manœuvre d’espion. C’est une manipulation de l’opinion, une subversion de la société par le biais d’un choix tendancieux de certaines données, coupées de leur contexte, et diffusées par des agents d’influence.
—La désinformation est une attaque ciblée. On peut désinformer avec la vérité même. Si l’on attire l’attention de la société sur un seul côté des évènements et des êtres… disait Volkoff.
Il s’agit d’une généralisation conceptuelle, mise au point pendant deux mille cinq cents ans d’histoire secrète de la désinformation. Que les anglo-saxons appellent éloquemment « Le Grand Jeu ». Vladimir Volkoff en fit l’objet d’une anthologie : La désinformation comme arme de guerre, éditions l’Âge d’Homme, 1986. Dans l’introduction, Volkoff disait avoir entrepris ce travail dans un but de défense de l’Occident, pour ouvrir les yeux du public sur le totalitarisme soviétique.
Volkoff était un anticommuniste farouche, mais sans la moindre trace de russophobie. Et lors de la chute du communisme en Russie, au contraire des « orphelins de la Guerre Froide », il s’abstint d’ânonner que rien n’avait fondamentalement changé. À l’époque Volkoff exprima ouvertement sa sympathie pour Yeltsine « le maître du Kremlin ». L’auteur pensait réellement que Yeltsine avait démantelé l’URSS au nom d’un retour vers la Russie authentique. Bigre, il arrive que même les observateurs les plus affûtés soient incapables de distinguer les artifices théâtraux sur la scène historique.
Heureusement, la mentalité aristocratique enracinée chez lui ainsi que sa foi orthodoxe protégea l’auteur de l’approche simpliste des dissidents en ce qui concerne la Russie contemporaine.
Dans ses livres, articles et essais, Vladimir Volkoff se dressa invariablement contre la pensée unique politiquement correcte. Son grandiose roman « La Crevasse » montre la manipulation des consciences occidentales à l’aide des évènements du Kossovo. Les mass média occidentaux dans leur ensemble étaient emplis, à l’époque des évènements yougoslaves, de représentations présentant les Serbes comme des diables et les Albanais comme d’innocentes victimes. Ainsi se forma l’opinion publique avec laquelle les Français jugèrent cette guerre de façon très approximative. Volkoff  décrivit ce que taisaient les médias occidentaux, plus précisément — la barbarie des Albanais à l’égard des Serbes. Il considérait que la France devait soutenir les Serbes inconditionnellement, rappelant l’alliance de la Première Guerre Mondiale, et la lutte commune contre l’Allemagne à l’époque de la Seconde.
Il est manifeste qu’un Volkoff, monarchiste jusqu’à l’os resta pour les médias français de gauche un douteux excentrique. Même sa nécrologie dans la journal néo-libéral Le Monde lui reprochait ouvertement à titre posthume d’avoir gravité dans l’extrême-droite, et employait sans vergogne le terme communiste éculé de « réactionnaire ». Mais en fait, Vladimir Volkoff, adversaire des idées toutes faites, se moquait caustiquement de l’intelligentsia « engagée » et de sa pensée unique.
La nécrologie du Monde ne l’aurait pas surpris.
Kira Sapguir, La Pensée Russe, 2005.