5.6.15

Teknik de la littérature punk

 Photo Danil Doubschine, Moscou avril 2015
         GÉOPOLITIQUE DU ROMAN II : L’ART DU DIALOGUE ET DE L’INTERVIEW.
         C’est un cliché connu, éculé, mais comme ses pareils, il est souvent vrai : rien de plus difficile que le dialogue. Deux fois plus difficile pour les « comportementalistes » : toutes les notations intimes de leurs personnages devront filtrer à travers le dialogue, ce qui aura tendance à le charger de pathos, la plupart du temps à leur insu. Problème donc quatre fois plus épineux pour les auteurs écrivant dans les langues européennes traditionnellement adeptes de la technique du « monologue intérieur », qui convient à leur structure, et autorise un dialogue dépouillé. Par exemple les pseudo maîtres du noir, suivant les préceptes absurdes du ci-devant Manchette, petit prof d’anglais fasciné par la langue qu’il enseignait, enfilant les truismes comme les perles du proverbe, plus connu aujourd’hui pour ses tartes à la crème « théoriques », que pour ses rares romans, très anecdotiques. Leur côté moderniste années 1970, les a rendu aussi vintage, ringards et démodés que, disons, les Félix Potin orange, les DS à phares tournants, ou encore l’œuvre picturale de Mondrian. Les Américains qui écrivaient behavior au siècle dernier, le faisaient non par parti-pris esthétique, mais parce qu’ils avaient appris leur métier en faisant du journalisme où le « monologue intérieur » n’a pas cours — ils ne savaient pas écrire autrement. La langue américaine s’y prêtait, aussi, et la psyché du Grand Frère, à peu près incapable d’abstraction, de mythe ou de poésie en dehors des bondieuseries de base. Les rares auteurs américains qui osent l’exercice mythique avec talent, sont la plupart du temps influencés par des racines venus d’ailleurs, leur sol, en cette matière, est d’une aridité digne du Désert des Pieds-Bleus.
La Sentinelle assassinée, Édouard Limonov

Recommander le « comportementalisme » à des romanciers français était aussi idiot que de fixer au polar le but — essentiellement publicitaire — de figurer une « critique sociale ».  N’importe quel roman réaliste, espèce dont le polar fait partie, comportera une part de « critique sociale » s’il est conçu avec intelligence, puisqu’on ne vit pas dans un monde parfait. On peut trouver une « critique sociale » au vitriol, y compris chez des auteurs classés « de droite » (Oh ! L’anathème !). Notamment chez le très grand Frédéric Dard, dont les Y-a-t-il un Français dans la salle, et, Les Clés du pouvoir sont dans la boîte à gants, récemment réédités sous le titre, Y-a-t-il un Français dans la boîte à gants, par les éditions Omnibus, valent — et de loin — le recyclage infini ad nauseam, des sanies de la politique américaine par la boursouflure dramatico-grandiloquente Ellroy  — ultra-réac néo-con plébiscité par les post-gauchistes, larfeuille oblige, sans parler de leur masochisme franco-français archétypal ni de la dégradante servilité qui en découle — et ses rodomontades Big Bad America
Vous voulez tout l’éventail ? De la grandeur au sordide ?… Voilà la Ve République par le grand maître Dard, que nul n’a égalé jusqu’à présent.
Revenons à l’absurdité comportementaliste, absurdité du manchettisme des crétins. Norman Mailer la parodia de la manière suivante dans Advertisements for Myself :
« Un homme d’une certaine taille (grand ou petit serait relatif à la mienne, de taille, et donc à exclure) qui portait un sac d’un certain volume (même remarque) mais qu’il semblait peiner à porter sur son dos (presque subjectif, attention on risque de déraper) entra dans un bar et le déposa au pieds d’une blonde d’une certaine corpulence (toujours pareil). ».
Évidemment, c’était un peu œdipien, chez Mailer, il réglait ses comptes avec Papa Hemingway, qu’il admirait fort : He’s taken Paris with a few hundred men… Néanmoins, la parodie tape juste sur l’insupportable préciosité du « comportementalisme ».
Qu’on me pardonne la digression, les hypocrites bondieuseries des chaisières gaucho-polareuses manchetto-poulpistes me tapent sur les nerfs depuis environ trente ans, j’ai du mal à me retenir.
On parlait de la technique du dialogue, avant que je ne m’échauffe, n’est-il pas ?… Ceux qu’on lit d’habitude sont accablants. Bâclés, vides, ou encore surchargés de nuances qui n’ont rien à y foutre, beaucoup trop diserts, ou bien sans objet autre que meubler pour que l’intrigue progresse dans une prétention de vraisemblance et ça se voit comme une  Femen à poil dans un congrès de l’Armée du Salut. Quand ils se prétendent argotiques, c’est pire. Ça devient abyssal. Au-delà d’une certaine concentration de nullité — ne me forcez pas à donner des noms connus dans le polar officiel, par exemple — la migraine est inévitable. Avec, le « comportementalisme » à la française — dérivé des séries américaines — ça s’aggrave, on sombre dans la confession. Au secours !
Il existe toutes sortes de solutions. Il faut bien sûr écrire beaucoup de dialogues, et en balancer la plupart. Au-delà de ça, il y a une méthode très simple : les gens ne s’écoutent jamais. Un dialogue où chacun a son walkman sur la tête, et personne ne prête la moindre attention à ce qu’on lui a dit, a toutes les chances de sonner réaliste. Les gens ne se répondent pas, ils parlent tout seul.
Le même principe vaut pour les interviews, quand vous aurez enfin fourgué votre œuvre. Ne jamais répondre aux questions. Pour la plupart, elles sont débiles.
Aux jours heureux — et combien lamentables — de l’inspiration, disait Arthur Cravan, j’écrirai un recueil des questions les plus idiotes systématiquement répétées — à la Jean Yanne. Exemple :
Quand est-ce que vous avez commencé à écrire ?
Variante :
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire (ce roman) ?
Réponse :
Qu’est-ce que ça peut te foutre ?… T’es de la police ?…
Préparez ce que vous voulez dire, et surtout n’écoutez pas les questions. Si vos déclarations tiennent debout, le tâcheron de service les publiera, bien content qu'on lui ait mâché le boulot.
Et, ajouterai-je avec un orgueil non dissimulé, vous ne trouverez ces préceptes d’enfant de la balle dans aucun manuel.

TM, juin 2015.