19.3.17

…Je n'ai pas voulu qu'il interrogeât mon ombre

Andreï Doronine, Stepan Gavrilov, Thierry Marignac, photo© V. Troyan


À Pétersbourg, où Andreï Doronine et Stepan Gavrilov (son « éditeur » et préfacier) me recevaient comme un prince,  Doronine me faisait visiter la nuit les recoins louches où se passent ses petits récits démoniaques — Transsiberianbacktoblack à paraître chez Zapoï incessamment — dans son 4x4 blanc de gangster, et Gavrilov passait ses journées à me faire visiter la Venise du Nord à pied, me pressant de questions, sur le roman, la littérature, Paris et New York. La plupart du temps, on finissait chez lui, dans un appartement communautaire, héritage de l’URSS, qui, dans cette ville, existe encore, à faire ripaille avec sa très belle femme, et un couple de voisins, dont l'épouse était tout aussi ravissante.
Les deux compères m’avaient prévu un programme : interview et lecture à la bibliothèque Maïakovski, où je fis face une heure et demie à une quarantaine de personnes, curieuses de l’animal parisien et des rapports avec le monde russe. Nos lecteurs russophones en trouveront la vidéo filmée par l’auteur Nikolaï Kofyrine        au lien ci-dessous
 https://www.youtube.com/watch?v=ShETG83L354 https://www.youtube.com/watch?v=ShETG83L354
TM et Gavrilov photo © V. Troyan

De même les russophones trouveront l’article de la revue : « Diskourss », signé par Sergueï Proudnikov, journaliste et chroniqueur, en version originale à cet autre lien.
Pour les autres, on a retraduit les propos tenus à la bibliothèque ce jour-là, 19 février 2017 :


Thierry Marignac est connu en France comme un vétéran de la littérature non-conformiste : 12 romans, dont le plus connu est « Fasciste ». En Russie, comme un vieil ami d’Édouard Limonov, comme le mari fictif de la femme fatale Nathalia Medvedeva, et le traducteur d’auteurs « non formatés », parmi lesquels le poète Boris Ryjii, Vladimir Kozlov, Andreï Doronine. Le Correspondant de « Discours » a rencontré M’sieur Marignac[1], pour parler avec lui de littérature française et russe.
         Thierry, vous traduisez avant tout des écrivains marginaux. Limonov, Kozlov, et à présent Doronine. C’est cette culture qui vous intéresse, la Russie en rupture ?
         —Je ne dirais pas ça. Mon choix se fait en général spontanément. J’ai choisi le premier livre de Kozlov « Gopniki » (en français, Racailles), parce que sur sa couverture figurait le skin-head le plus monstrueux du monde. Je me suis dit, « je le veux ! ». Et je ne m’étais pas trompé : l’histoire de ces jeunes issus de la classe ouvrière de période soviet tardive a frappé les esprits en France. Ou encore Andreï Doronine… j’ai commencé à le lire, et je me suis heurté à une telle quantité d’un grandiose humour noir que je n’ai pas pu résister. Alors mes choix sont principalement intuitifs. De plus quand on se spécialise dans la littérature non formatée, on est le patron de sa niche. Personne ne veut s’occuper de ce genre de littérature.
         Est-il difficile de travailler avec la langue russe ?
         —C’est une langue très complexe. En français nous n’avons pas de déclinaisons, ni de système verbal d’une telle complexité. Il faut donc s’adapter à une structure entièrement différente.  Mais il y a là un bénéfice énorme : tes petits muscles d’écrivain se développent énormément.
         —Dans vos interviews (plus exactement dans une seule, celle de la revue de Gazprom, publiée dans ces pages fin octobre, et uniquement parce qu’on me posait la question… qu’on me repose ici !… Note de TM) vous ne ratez jamais l’occasion  de piétiner les auteurs français contemporains à la mode —Beigbeder, Houellebecque. Vous dites que ce n’est pas de la littérature. Pourquoi vous déplaisent-ils ? Et qu’est-ce que c’est pour vous la « vraie » littérature ?
         Ils ont surgi des réseaux de la grande bourgeoisie, qui leur assurent le succès. On peut ajouter Emmanuel Carrère à cette liste, l’auteur de « Limonov ». Contrairement à ce qu’ils prétendent ce ne sont en aucun cas des romanciers, mais des faiseurs de best-seller. Un roman consiste à raconter une histoire, à construire un drame autour de contradictions entre des personnages intéressants. Pour cela, il est nécessaire de sortir de soi, pouvoir se mettre à la place d’un autre, penser à partir d’une autre individualité, et pas seulement à partir de son soi bien-aimé ! Habituellement, par exemple, les auteurs masculins ont du mal à construire des personnages féminins convaincants. Pour décrire une femme, il faut sortir de soi, pour pénétrer sa logique. Un véritable romancier sait faire ça. Les Beigbeder et consorts en sont incapables (Houellebecque tout en appartenant à la même école, ressort de son côté d’une branche spécifique : la littérature des complexes ; il écrit parce qu’il est aussi laid que son « style » et ses thèmes). Ces gens cherchent l’inspiration dans leur cuisine. Protégés par l’argent, ils n’ont jamais réellement voyagé, ne sont jamais sortis de leur petit monde étroit. Ils chantent leur propre misère. En France on est entré dans le règne du narcissisme. Pour moi, ce genre de textes, ce n’est pas de la littérature, mais de la presse à scandales sous reliure (dite aujourd’hui people). Et c’est pour ça que c’est populaire.
         Quel auteur contemporain considéreriez-vous comme exceptionnel ?
         —Patrick Modiano, lauréat du prix Nobel 2014 ?… Il raconte l’amour, le passé, une France disparue, un Paris lui aussi disparu depuis longtemps. Et ce qu’il ne dit pas compte autant que ce qu’il dit. Il a un style de l'ellipse unique et inimitable. Il crée de la beauté, sans jamais être lyrique. Il aborde de façon oblique, quelques points vitaux de l'Histoire de France: la Guerre d'Algérie, ou l'affaire Ben Barka, pour en citer quelques-uns. Un art de l'esquive et de la pertinence qu'on ne reverra pas de sitôt.
         Comment est-ce que Limonov est considéré aujourd’hui en France ? Il est vraiment devenu le héros de notre temps après le livre de Carrère ?
         —Dans les années 1980, Limonov était l’idole de la gauche caviar. Après, quand il est parti faire la guerre en Yougoslavie, et qu'il a commencé à s’impliquer dans l’action politique, il est devenu à leurs yeux un fasciste, un nazi, un écrivain que l’on maudissait. Ça a duré vingt ans. Quand je prononçais le nom de Limonov chez les éditeurs on me foutait dehors. Après Carrère, c’est devenu une figure qui attirait la curiosité. Maintenant, on le respecte et on le craint simultanément. Mais cet intérêt soudain, n’a pas grand-chose à voir avec Limonov — c’est le succès de Carrère.
         Que voulez-vous dire ?
         —Carrère est un auteur sans grand intérêt, un hyper-narcisse qui écrit surtout sur lui-même. Et brusquement, il tombe sur Limonov. Il commence par un article qui suscite l’intérêt (C’était un bon article, il aurait du s’en tenir là). Après, on publie le bouquin. Toute une armée d’attachées de presse se mettent au boulot, il fait marcher son réseau dans les médias, la diffusion met les bouchées doubles, le bouquin est dans toutes les têtes de gondole. Il vend un tirage grandiose 200 000 en première édition. Pourtant, le livre lui-même consiste en une mauvaise recopie de textes de Limonov. Les éditeurs français se sont dit : on a trouvé la poule aux œufs d’or ! Et ont réédité tous les bouquins d’Édouard. Mais sans obtenir le succès escompté.
         Pourquoi ?
         —Il n’est pas si simple pour un Français de comprendre un Russe dans toutes les particularités de sa vision du monde. Et, bien entendu, son ton tranchant et sa radicalité éloignent les philistins.
TM Pétersbourg 2017, photo©V. Troyan

         On vous connaît aussi comme journaliste. 
Au début des années 2000, vous avez passé beaucoup de temps en Ukraine parmi les toxicomanes, et en avez tiré un livre documentaire. Pourquoi ce thème ? Et pourquoi l’Ukraine ?
         —Mon meilleur ami était mort des suites de l’usage des drogues peu avant ce voyage. Il s’agissait pour moi d’un thème crucial, et il me fallait trouver une issue à ce deuil. Je ne me suis pas risqué à partir en Russie : on m’avait quelque temps avant retenu à l’aéroport  de Moscou pour mes liens avec Limonov, c’était dangereux. En Ukraine, personne n’a fait attention à moi. J’ai préparé ce reportage en secret, je n’en ai parlé à personne, parce que je ne savais pas s’il se réaliserait. J’ai fréquenté les routes de banlieues, les hôpitaux, les repaires de camés. À cette époque, du reste, personne ne savait vraiment ce qu’était l’Ukraine. Quand je repartais, on me disait : « Tu retournes en Russie ! » (À présent, ils crient tous des sottises sur l’Ukraine du matin au soir). Mon livre s’est très mal vendu : qui s’intéressait, il y  a douze ans au thème de la toxicomanie dans un bled comme l’Ukraine ? Mais un an plus tard mes amis des Narcotiques Anonymes de Kiev m’ont passé un coup de fil — déclaration d’amour. Une jeune femme de la Croix Rouge française avait lu mon livre était partie à Kiev et obtenu un budget pour cinq ans, pour les NA de Kiev.
         —Quelle est votre appréciation de la situation aujourd’hui en Ukraine et au Donbass ?
         —N’étant ni Russe, ni Ukrainien, ce n’est pas à moi d’en juger. J’ai de bons amis des deux côtés de la barricade. Je ne crois pas être une autorité dans des règlements de comptes aussi complexes.
       —Et quelle est votre appréciation de l'islamisation de l'Europe ?
       —Pour l'instant, je ne vois pas de problème particulier. Pour vous, bien sûr, c'est effrayant. Mais j'ai vécu toute ma vie dans les rues de Paris avec des Arabes et des Noirs. Oui, si, comme le dit Limonov, 35 millions d'Africains s'installent en Europe, ce sera une catastrophe. Pour l'instant, pour moi, ça va.
         Et enfin, comment caractériseriez-vous votre principal apport comme artiste ?
         —Je pense que le plus important est de ne pas mélanger art et politique. Je ne veux pas avoir le moindre rapport avec le cirque ambiant. L’art est le monde du symbole, de la grâce, de la beauté. Le poète Evgueni Kropivnitski (exclu de l’Union des Écrivains) écrivait, en URSS ( !) :
         L’art pour l’art
         Comme une vision, comme une rêverie,
         Comme un printemps fleuri
         L’art pour l’art,
         Pour l’expression des sentiments
         Pour la beauté et uniquement,
         L’art pour l’art
         Comme une vision, comme une rêverie

         Искусство для искусства
         Как греза, как мечты
         Как вешние цветы
         Искусство для искусства
         Для выражения чувства
         Для чистой красоты
         Искусство для искусства
         Как греза, как мечты
         (Traduction TM)




[1] Le "m’sieur Marignac "est revenu à plusieurs reprises en Russie, ce qui faisait mourir de rire l’auteur !…

10.3.17

Le temps des hommes brisés


         À une époque encore de jachère urbaine, dans le quartier parisien où s’est déroulée mon enfance, il y avait sur le chemin de l’école, un terrain vague plus ou moins utilisé par les éboueurs comme entrepôt de balais, bordé par une palissade de béton gris sale. Elle servait aux colleurs d’affiches, surtout de cinéma, pour les salles du quartier diffusant des films en 2e exclusivité. Ces affiches étaient rarement illustrées, mais elles étaient de couleurs vives et sautaient aux yeux, titres blancs sur fond rouge, dans mon souvenir. Les titres des séries B étaient pour moi un sujet d’émerveillement renouvelé toutes les semaines et quand une affiche traînait trop longtemps, qu’elle avait perdu toute saveur, ma journée était plus maussade : Creuse ta tombe, Django, et fais ta prière, Maciste contre la Reine de Sabba, La Sarabande des hyènes, L’Espion du St-Père, Mes Funérailles à Berlin, Croix de Fer — à cette lointaine époque, on n’avait pas besoin de Tarantino, qu’on aurait sorti sur un rail, enduit de goudron et de plumes.
         Un matin, c’était une affiche de concert qui ornait le béton, deux musiciens à l’air sarcastique —sans doute quelque chose d’expérimental à la Soft Machine. L’inscription s’étalant sur l’annonce hanta toute ma morne journée d’école gaulliste, et je ne l’ai jamais oubliée : Comme un rêve sans conséquences spéciales.
         À la lecture du mélodrame de Gérard Guégan, Hemingway, Hammett dernière[1], je l’ai retrouvée presque mot pour mot, placée dans la bouche d’Hemingway résumant sa vie en fin de parcours, entre l’attendrissement, l’ironie amère et une forme de sagesse zen — ce qui revient au même.
Dans les hagiographies qui ne manqueront pas de fleurir, à l’université ultra-élitiste des classes dominantes à venir, il conviendra de relever chez Guégan cette propension inédite à jumeler : Debord et Guevara, deux types de révolution perdue, Rimbaud et St-Just, surprenant de justesse poétique, et, cette fois, les duettistes du comportementalisme sanctifié, Hemingway et Hammett.
À l’heure des hommes brisés, entre chien et loup, ce qui vaut pour l’un et pour l’autre, nos saints patrons de la sécheresse et de la bravoure accusent des problèmes de héros. Ici, nous demanderons à nos lecteurs un petit effort linguistique :
« According to my definition of tragedy, the tragic pathos, is born when a perfectly average sensibility momentarily takes unto itself a privileged nobility  that keeps others at a distance, and not when a special type of sensibility vaunts its own special claims. It follows that he who dabbles in words can create tragedy but cannot participate in it. It is necessary, moreover, that the « privileged nobility » finds its basis strictly in a kind of physical courage. »
… écrivait Mishima dans Sun and Steel.
Ici, pour la distraction du lecteur, las des envolées historico-intellectuelles, nous ajoutons une image contemporaine!…

En d’autres termes, l’équilibrisme tenté par tant d’autres de leur temps (et Malraux, et Vaillant, et toute la kyrielle d’auteurs communistes) entre la pensée et l’action se ramène à ce que décrivait Drieu dans sa Deuxième Lettre aux surréalistes (1927) :
« Parce que vous rêvez de l’action, vous vous portez parmi ceux qui en vivent et qui la font vivre. Mais, à peine êtes-vous admis dans ce domaine que vous avez cru préférer au vôtre, que toute votre activité se présente comme la revendication de votre ancienne condition que vous essayez de rétablir au milieu de la nouvelle. Hommes d’action intellectuelle indirecte, vous n’avez eu de cesse de vous ranger parmi les hommes d’action sociale directe, mais une fois parmi eux, vous remontrez que le meilleur emploi que vous puissiez tenir, c’est d’y faire de l’action intellectuelle. »
Ici, on m’objectera — un peu trop facilement — qu’Hemingway ou Hammett, au contraire des intellectuels parisiens du surréalisme, ont commencé par l’action, qu’ils ont d’abord été cette « sensibilité parfaitement moyenne, prenant une noblesse qui tient les autres à distance, fondée sur le courage physique… ». Certes… Mais ensuite ?… Quand ils sont devenus ce type spécial de sensibilité qui vante ses revendications particulières ?… Celui qui « se livrant aux mots peut créer de la tragédie mais ne peut y participer ?… ». Et que, pour reprendre les termes de Drieu, au lieu de s’engager comme deuxième classe, comme n’importe qui, ils ont cherché à passer avec armes et bagages dans le domaine de l’action ?… Quel que soit le courage montré par Hemingway, « who took Paris with a few hundred men » selon les mots de Norman Mailer, ou de Hammett qui supporta la taule parce qu’il refusait de balancer ? Plus que les cadavres du placard qui forment l’intrigue de Guégan, chacun de ces deux auteurs ayant un lourd remords sur la conscience, Hemingway en Espagne Républicaine, Hammett dans ses années à la Pinkerton, flic antigrève des années 1920, c’est la déchéance du héros — s’abaissant à la parole publique sans renoncer à ses prérogatives — la véritable trame de Hemingway, Hammett, dernière. Dans quel sens a eu lieu cet aller-retour entre parole et action, quelle importance, à l’heure du bilan ?… Que le remords soit fondé concrètement, dans toutes les afféteries que leur confère à l’un et à l’autre le statut d’écrivain, luxe, ivrognerie chronique et conquêtes féminines, on n’en attendait pas moins. On remarquera, dans ce mélodrame d’hommes vieillissants, le personnage de Geena, jeune Noire proche de Malcolm X, qui sait parler aux Toubabs pour mener sa vengeance contre l’un des protagonistes. On remarquera que le mélodrame s'ouvre sur les états d'âme d'Hammett qui prétendait les avoir en horreur, et les fuyait comme la peste dans ses romans — Guégan est décidément un sacré farceur, en littérature.  On notera l'aridité d'Hammett, à laquelle fit écho celle de son thuriféraire Manchette, ultra-gauche de seconde zone qui ne retint du comportementalisme qu'une forme de préciosité démodée — par rapport à l'écrivain et l'acteur majeur du XXe siècle que fut Hemingway. On remarquera les remords des staliniens et de leurs compagnons de route, après le XXe Congrès. On remarquera —mention spéciale du jury — qu'Hemingway aimait bien Drieu, pour son absence de dogmatisme. On remarquera toute une époque en gestation — dont nous sommes à peine sortis — dans ce temps des hommes brisés, au crépuscule de ceux qui avaient été l’âme de L’ÈRE DU JAZZ ET DU GIN.
Un rêve sans conséquences spéciales, c’est ce que je vous souhaite à la lecture de Hemingway, Hammett, dernière.
TM, mars 2017.




[1] Gallimard, 230 pages, 18€, en librairie le 9 mars.