20.3.24

"Et des dizaines d'étés dorés" de Jérôme Leroy

    LES MÉLOPÉES PLAINTIVES 

    (Tous les intertitres sont tirés de "Et des dizaines d'Étés dorés" de JL)

    Pour ouvrir cet éloge jamais démenti de la poésie de Jérôme Leroy, et en l’occurrence celle de son dernier recueil, je note qu’en dépit d’une « nostalgie trop fine », comme on dit d’une dentelle, que je préférai nommer « élégance du cafard » pour écarter les miasmes du terme « nostalgie », je note qu’il lui reste tout de même pas mal d’optimisme comme le prouve le titre. Il n’a pas l’intention de disparaître tout de suite. Parmi tant de formules heureuses, tant d’aboutissements de l’émotion, de la réflexion, je remarque également que le communiste balnéaire parvient à cette ultime conclusion programmatique : « Le beau temps est ma dernière espérance politique ». Le léninisme prend des couleurs d’arc-en-ciel, entre un sanglot étouffé et une blague de vieux briscard… 

    Sur la jetée contre le temps 

     C’est d’ailleurs l’ambigüité envoûtante de ces poèmes d’un vagabond du temps et des chemins de fer provinciaux, de se situer entre sourde mélancolie et sarcasme contre l’inéluctable. Si le recueil est placé sous le signe de la lumière, « les jours de gris et de pluie » y foisonnent tout autant, effet de contraste, certes — le métier qu’il a !… — mais on ne saurait distinguer ces demi-jours au cœur serré d’une métaphore du vieillissement, de l’effacement des corps aimés sombrés dans l’abîme ou des modernes catastrophes. « La grâce matinale dans l’aube noire » d’une belle cycliste le dispute ici à la formule la plus définitive, le meilleur résumé — parmi tant de commentaires — qu’il nous ait été donné de lire sur l’instant figé du confinement pandémique : « Ce fut l’époque des insomnies en plein jour ». 


 

     Cachés pour toujours dans soixante secondes d’éternité 

    Je note encore l’extrême modestie des moyens, peu de mots flamboyants, de thèmes grandioses et cet usage, parfois — mais rarement — abusif de la répétition comme une scansion rythmique qui finit par devenir obsédante, la petite note aigrelette qui opère le Grand Œuvre : faire de la dissonance une harmonie à contretemps. L’émotion lancinante, le vibrato de ces « Étés dorés » est le fruit de ces artifices, marques du véritable poète, un titre difficile à mériter. Pour reprendre un mot qu’il m’adressa au sujet de mon « Photos passées », c’est dans ces tours de passe-passe, cette danse sur la corde de la quotidienneté pour en extraire les nacres et merveilles que se trouve la poésie de Jérôme Leroy. Sa matière première est courante mais elle ne succombe jamais à la « dictature du banal ». Cela tient parfois à un seul mot, comme le premier du vers suivant : « Enfin la Picardie décida de ressembler à elle-même ». Un art donc excessivement subtil, dont je serai bien en peine de discerner l’origine tant il me semble exotique, fruit d’une intuition phénoménale. 

     Il pleut encore dans les chansons 

     Faut-il l’imputer à l’hypersensibilité du poète « La solitude est un cercueil de verre », ses « Étés dorés » sont lourdement nuageux, en chemin vers les paroxysmes ensoleillés, où, dans un mouvement de paganisme subconscient, la blondeur des fiancées est un hymne à l’astre du jour. Curieusement, mais je n’aime pas beaucoup l’été, ce recueil m’a donné au contraire l’impression vive du clair-obscur. « Les yeux d’une amoureuse d’autrefois » y sont gris, teinte indécise dont la clarté se distingue toutefois nettement par sa pénombre sous-jacente des déferlements d’or évoqués : « Cette pente d’ardoise sur un coin du ciel ».

    Mais le poète Leroy sait aussi être brusque, c’est salutaire : « Je veux la rapidité de Morand ». Il est aussi « fils de l’âge du Jazz et du Gin ». Le cocktail n’est jamais douceâtre, il est corsé. 

    Les rêves eux-mêmes sont des gisements qui s’épuisent 

    En avant-propos à l’un de ses derniers recueils de poésie « Cendrillon enceinte » Limonov remarquait qu’écrire des vers au XXIe siècle revenait à se complaire dans un vice moyenâgeux. Chez Jérôme, adorateur du soleil, il est peut-être plus archaïque encore, et paradoxalement pour une composition aussi sophistiquée dans son apparente simplicité « départementale » — les errances de l’auteur dans les TER vers les villes où il va propager le message » — primitif. Limonov aussi, venu du froid, adorait la chaleur. Il convient d’évoquer les échappées allemandes qui donnent au recueil une ouverture sur le vaste monde. Ce diable d’homme va chercher le soleil jusque sur les rives de la Mer Baltique, puisqu’il « croit aux refrains ». Et qu’il a, je le lui fis remarquer un jour, un certain penchant pour les blondes. On retiendra : « La brume sur l’Elbe légère », encore un beau paradoxe, croyez-moi l’Elbe n’est pas légère, la plupart du temps grise, large et pesamment germanique. On se perdrait en circonvolutions à l’infini pour définir le charme de ces « Étés dorés » sourd par essence, imperceptiblement ensorcelant.

    Thierry Marignac, mars 2024.

 

     Je terminerai donc mon éloge en dédiant à Leroy, gréco-latiniste, cette traduction d’un poème d’Essenine sur une autre de ses destinations de rêve, peu abordée dans son dernier recueil : 

    Grèce 

    Le puissant Achille ébranla les fortifications de Troie 

    Le brillant Patrocle mourut en combattant, 

     Mais Hector son épée sur l’herbe essuya 

    Des giroflées en fleurs sur l’ennemi déversant. 

      

    Sur ces cendres s’envolaient les pleurs tristement, 

     La serpe de la lune les mailles de la tunique déchira,

    Achille fatigué sur la terre tomba, 

     La victime vers son dernier repos emportant. 

    Ah Grèce, de mon âme le rêve si fort ! 

    Tu es tendre comme un conte, mais je te suis plus tendre encore. 

    Plus tendre qu’Andromaque envers Hector le héros.

     Empoigne ton épée. Sois la sœur de la Serbie. 

     Rappelle au monde comment Troie a péri. 

     Et que noircissent des vandales l’épée et le billot.

     Sergueï Essénine 

 

Могучий Ахиллес громил твердыни Трои. 

Блистательный Патрокл сраженный умирал. 

А Гектор меч о траву вытирал 

 

 И сыпал на врага цветущие левкои. 

Над прахом горестно слетались с плачем сои, 

И лунный серп сеть туник прорывал. 

Усталый Ахиллес на землю припадал, 

 

Он нес убитого в родимые покои. 

 

Ах, Греция! мечта души моей! 

Ты сказка нежная, но я к тебе нежней, 

Нежней, чем к Гектору, герою, Андромаха. 

Возьми свой меч. 

 Будь Сербии сестрою. 

Напомни миру сгибнувшую Трою, 

И для вандалов пусть чернеют меч и плаха. 

1915